À ciel ouvert, Le Seuil 2007
CONTEXTE
À ciel ouvert, troisième roman de Nelly Arcan, est publié en 2007 et marque une « coupure par rapport à Putain et Folle 1 ». En effet, après deux œuvres d’autofiction, Nelly explore des formes littéraires plus classiques : la narration se fait désormais à la troisième personne et le récit, pour une plus large part fictif, est davantage dramatisé. Nelly Arcan l’auteure se distingue de ses sujets en créant des personnages avec une psyché propre et en intégrant des dialogues… En d’autres termes, elle fait vivre de nouvelles âmes. Toutefois, même si À ciel ouvert est « moins torturé, plus classique 2 » que les deux premiers romans, il est habité par les mêmes obsessions et les mêmes thématiques qui définissent l’imaginaire de l’auteure depuis ses débuts : l’image de la femme dans la société, sa réduction à son corps, sa beauté et son sexe.
1 Mélikah Abdelmoumen, « Liberté, féminité, fatalité », cyberentretien avec Nelly Arcan, Spirale, no 215, 2007, p. 34-37.
2 Idem.
Résumé
À ciel ouvert raconte l’histoire de Rose et de Julie, et de leur compétition pour l’amour d’un homme, Charles. L’action se déroule au cœur du Plateau-Mont-Royal, un quartier de Montréal « où tout le monde se croisait sans cesse 3 », entre le gym, le bar Plan B et le toit de l’immeuble où les trois personnages habitent. Les protagonistes sont issus d’un milieu que l’on pourrait qualifier de bourgeois-bohème, tous trois étant des travailleurs du secteur culturel ; Charles est photographe de mode, Rose est styliste et Julie est documentariste.
Charles vit avec Rose une histoire d’amour sereine, jusqu’au jour où il fait la rencontre de sa voisine de palier, Julie. Les deux femmes, malgré leurs apparentes différences, ont beaucoup en commun, dont un penchant immodéré pour la chirurgie plastique. Les deux personnages féminins, explique Nelly Arcan, « se ressemblent étrangement. Une femme à deux têtes. On peut dire qu’il s’agit d’une même femme dont l’une réfléchit son propre état et le monde dans lequel elle vit, par sa pensée, alors que l’autre agit dans le monde. Julie pense sa propre aliénation alors que Rose s’y engloutit, va ultimement en toucher le fond par la vaginoplastie. Julie voit et Rose montre 4 ».
Après plusieurs rencontres, Charles et Julie tombent amoureux l’un de l’autre, laissant Rose au désespoir. Cette dernière se réfugie donc dans les bras de Marc, un chirurgien esthétique fortuné. Avec l’aide involontaire de son nouveau compagnon, elle va préparer un stratagème, retransformer son corps dans l’espoir de reconquérir son amour perdu.
À ciel ouvert est une réflexion sur la beauté et l’image de soi dans une société que l’on décrit souvent comme narcissique. Le livre jette un regard acerbe sur cet idéal obsédant de beauté qui incite les gens, plus particulièrement les femmes, à se dépasser et parfois même se transformer pour rester belles et jeunes à jamais.
3 Nelly Arcan, À ciel ouvert, Paris, Seuil, « Points », 2010 [2007 pour la première édition], p. 50.
4 Mélikah Abdelmoumen, op. cit.
INTERPRÉTATIONS
À la différence de Folle et de Putain, dans lesquels les thèmes sont amenés par le monologue d’une narratrice, À ciel ouvert fait porter les enjeux thématiques par trois personnages principaux « qui les incarnent à travers leurs motivations, et les évènements qui les font bouger 5 ». Ces thèmes, Arcan les énonce comme suit : « […] l’aliénation des femmes à une marche à suivre commandée par une promotion massive de leur corps, l’énigme du désir sexuel des hommes perçu comme inépuisable et rejetant, et la rencontre de ces deux réalités dans un monde où la sexualité, surinvestie, est ouvertement marchandée 6 ».
5 Mélikah Abdelmoumen, op. cit.
6 Mélikah Abdelmoumen, op. cit.
Burqa de chair
Pour exemplifier cette aliénation des femmes et la réduction de leur identité à leur corps et à sa promotion dans l’espace public, Nelly Arcan développe le concept de « burqa de chair ». La burqa de chair, comme la burqa traditionnelle des pays musulmans, cherche à cacher les attributs de la féminité ; cependant, cette dissimulation n’est pas ici le fait d’un voile matériel, mais d’un voile d’images : images stéréotypées qui recouvrent le corps féminin et qui attirent inévitablement le désir des hommes. La burqa de chair, c’est ce corps qu’on expose tellement qu’il finit par faire disparaître la femme, devenue pure séduction. La burqa de chair ne cherche pas à priver du désir, mais réduit au contraire le corps à n’être que sexe.
« L’acharnement esthétique, soutenait Julie, recouvrait le corps d’un voile de contraintes tissé par des dépenses extraordinaires d’argent et de temps, d’espoirs et de désillusions toujours surmontées par de nouveaux produits, de nouvelles techniques, retouches, interventions, qui se déposaient sur le corps en couches superposées, jusqu’à l’occulter. C’était un voile à la fois transparent et mensonger qui niait une vérité physique qu’il prétendait pourtant exposer à tout vent, qui mettait à la place de la vraie peau une peau sans failles, étanche, inaltérable, une cage. 7 »
La femme occidentale, expliquait Nelly Arcan en entrevue, est :
« un sexe, un être dont le corps entier, avec ce qu’il contient d’énergie vitale, est totalement travaillé, sculpté, pensé pour la captation du désir des hommes. Cette exigence de captation vient de l’intérieur des femmes, elle est en quelque sorte inhérente à la féminité, mais elle est surtout nourrie par un commandement social répété à travers le foisonnement des images sexuelles commerciales, qui deviennent un impératif, la seule façon d’être. Je les appelle les femmes-vulves, des femmes qui se recouvrent de leur propre sexe comme une peau de cuir qu’elles étalent sur la surface du corps et qui finit par le cacher. La femme occidentale est un sexe derrière lequel elle disparaît, alors que la femme voilée par la burqa, la vraie, est aussi un sexe, que l’on recouvre de la tête aux pieds, pour le faire disparaitre. 8 »
Nelly Arcan parle de « burqa de chair » pour décrire ces images aliénantes, ces images qui enferment la femme dans une vision stéréotypée d’elle-même, « des images comme des cages » dira-t-elle encore dans À ciel ouvert.
7 Nelly Arcan, À ciel ouvert, p. 89-90.
8 Mélikah Abdelmoumen, op. cit.
Des images obsédantes
Dans À ciel ouvert, Nelly Arcan a cherché à montrer l’obsession des images de la société médiatique occidentale. C’est un roman qui « pousse jusque dans ses derniers retranchements l’impératif de l’image, le mène à la limite de la folie, à la limite, même, du vraisemblable, suivant une logique imperturbable 9 ».
Ces images sont en premier lieu les images de soi que l’on se renvoie et que l’on cherche à faire reconnaître, dans un besoin obsessif de plaire, de susciter le désir. Dans À ciel ouvert, cette obsession est si forte qu’elle conduit les protagonistes à modifier leur corps jusque dans leur chair. Ces images sont enfin des images intérieures, notamment pour Charles, qui traîne un traumatisme d’enfance : son père, un boucher dément, l’a martyrisé des années durant en l’enfermant dans des frigos remplis de viande.
« Charles avait gardé de son enfance des souvenirs terribles et remplis d’angoisse, justement, d’une vraie angoisse de pièces de viande suspendues, celles de son père et de sa boucherie ; d’une chambrette surtout à l’intérieur de la boucherie chargée du froid et de l’odeur de la mort où son père avait l’habitude de l’enfermer chaque fois qu’il avait des crises d’angoisse et qu’il réclamait sa mère et sa sœur parties vivre dans une autre ville, alors qu’il avait douze ans. Il lui avait parlé de ses visions de pièces de viande ouvertes, dépecées, cordées, de son sentiment que la vie allait prendre dans cette chair pour l’attraper, le mettre en pièces destinées à être à leur tour suspendues et, qui sait, à se remémorer cette vie où elles formaient un tout.[…]
Pierre Nadeau [son père] n’avait pas seulement ses manières brutales de boucher, il avait aussi quelques fêlures de l’âme à reprocher à son propre père, fêlures par lesquelles était passée la folie, la vraie, celle qui produit des voix, des jacassements, qui ouvre sur l’invisible peuplé de bestioles. Charles avait beaucoup à dire sur son père, qui avait bien failli le rendre fou : ses explosions qui avaient suivi de près le départ de Diane et de Marie-Claude, qui étaient devenues de plus en plus fréquentes, de plus en plus sourdes, et qui avaient fini par lui faire perdre la boucherie familiale en moins d’un an, avant de le mener à l’hôpital psychiatrique où il se trouvait encore ; ses bouffées, ses montées vers l’enfer, ses dérapages qui déroutaient Charles, forcé de mettre le pied dans les ténèbres du père qui les lui faisait voir par bribes, effrayantes ; ses mondes de télépathie, de dangers de mort, de créatures femelles assassines et mutantes, d’informateurs de l’au-delà, de signes de catastrophes planétaires, de conspirations élaborées contre lui en haut lieu, au Gouvernement, dans les sphères du Pouvoir Suprême.
La grandeur et la force physique de Pierre Nadeau lui permettaient de régner dans la maison, sur le fils qui était son seul public, et d’imposer sa folie en loi. […]
Le père liait entre eux les éléments les plus lointains, les plus fantastiques, il se perdait dans son système en croyant s’y retrouver, comprendre de mieux en mieux les dangers planétaires qui menaçaient l’humanité ; et immanquablement Charles commençait à gémir, à pleurer, ne tenait plus en place, ne se sentait bien nulle part, pas même dans sa chambre d’où lui parvenaient toujours les déjections du père. Le père réagissait alors, Charles existait enfin, ce fils qu’il lui fallait écarter, cette existence qui, à présent, hurlait. Il le traînait jusqu’à la chambrette, un ancien réfrigérateur qui ne s’ouvrait pas de l’intérieur. Il faisait disparaître le fils en l’y enfermant, à moitié pour ne plus avoir à subir sa présence dans le déploiement de son délire, à moitié pour l’en protéger, de ce délire au milieu duquel il percevait, par éclaircies, l’angoisse de Charles témoin de sa folie, qu’il voulait guérir. Il allait presque toujours le chercher une heure plus tard, deux heures tout au plus, mais parfois il l’oubliait tout à fait, se réveillait au milieu de la nuit en se rappelant qu’il l’avait oublié. Alors il courait jusqu’à la chambrette, pardon, pardon, il faisait sortir son fils en boule qui grelottait, toujours gémissant, pour le couvrir de sa tendresse rugueuse, le serrant trop fort, pleurant sur lui, l’étouffant, pardon, pardon, tendresse qui était, pour Charles, pire que ses heures de détention.
Pendant l’isolement dans l’obscurité et le froid de la chambrette, commençait pour lui une autre guerre, celle qu’il devait mener non plus contre son père mais contre ses propres pensées, qui déboulaient. Les morceaux de viande qu’il ne pouvait pas voir lui apparaissaient de façon photographique, détaillée, leur présence se pressait sur la porte de la chambrette, il y avait des bruits aussi, ceux que font des pas dans une flaque d’eau. Il entendait les sons de la viscosité en mouvement qui se tendait vers lui en une étreinte mortelle. Charles se faisait alors petit dans un coin, essayait de respirer le moins possible, de disparaître aux yeux de la boucherie. 10 »
Ce traumatisme d’enfance a laissé Charles à la limite de la folie et a développé en lui une obsession pour la chair, qu’il projette dans des délires sadiques. Il est obnubilé par l’idée du corps réduit à son état de viande, à sa pure matérialité : le corps modifié, charcuté, meurtri, abîmé, cicatrisé, et tous les corps ayant subi une opération :
« Mais Charles souffrait toujours de son désir cuisant, de sa queue dure à en avoir mal, pour les femmes ayant des prothèses mammaires et pour tous les corps ayant d’autres corps en eux qui ne leur appartenaient pas, pour l’enflure des lèvres gonflées avec des substances de remplissage, que l’on pouvait sentir avec ses doigts, ses lèvres, avec son sexe. Pour les cicatrices aussi laissées comme des signes d’ouverture, comme un appel à la fièvre, et pour les implants, les substances injectées, le durcissement, les blessures, ces injures de la beauté enfoncée dans le corps qui généraient chez lui une telle excitation qu’il avait mis du temps, des semaines, à pouvoir se retenir, à ne pas décharger au premier contact du corps nu de Rose sur lequel il préférait les seins au sexe, les lèvres aux fesses. 11 »
« Malgré les efforts, de Charles pour en garder une vision d’ensemble il ne pouvait pas détacher son regard du gonflement de ses lèvres qui était comme une petite hémorragie interne, bouche obstinée, acharnée, chair joliment retroussée qui lui donnait envie de la pincer entre ses doigts, pour en faire jaillir la douleur. 12 »
« Charles avait retrouvé ses habitudes de vieux garçon. Elle [Rose] savait que, dans son studio, après son travail de sélection et de retouches de photos, il passait du temps sur Internet à la recherche de tous ces morceaux qui le faisaient haleter, qui lui faisaient ouvrir la bouche pour chercher son air. Elle savait qu’il passait du temps à traquer toutes ces parties de filles qu’il pouvait ensuite cibler de son curseur pour les grossir, pour s’en approcher jusqu’à en sortir la langue et effleurer les parcelles fétiches qui le mettaient hors de lui.
Il n’avait pas à chercher longtemps. Les milliers de sites, la plupart sadomasochistes, étaient une mine d’or. Les seins et les lèvres étaient presque toujours retouchés par la chirurgie, évoquaient l’intervention, montraient les traces de la maltraitance, des meurtrissures volontaires. Quand elle était seule dans le studio, elle fouillait le système informatique de Charles pour trouver les images qui venaient souvent sous forme de séquences vidéo qu’il avait stockées, semblables, des sœurs. Ces segments de corps la troublaient par leur étrangeté et lui rappelaient, par bouts, le dictionnaire médical qui traînait chez ses parents et qui l’avait marquée étant enfant, un gros livre blanc et rouge que son père aimait consulter. 13 »
« Dès que Charles s’était libéré de ses démons, les images cordées sur son écran se montraient sous un angle différent, prenaient une autre dimension, l’invitation se changeait en expulsion : les formes quasi identiques, les morceaux choisis par lui pour leur discordance, lui laissaient un arrière-goût de chiotte dans la bouche, et le sentiment d’autrefois que tout cela allait se mettre en mouvement pour réclamer justice le reprenait. Il réalisait que la boucherie ne l’avait pas quitté, loin de là, qu’elle avait ouvert ses comptoirs à même le corps des femmes qui le faisaient bander. Parfois, l’horreur le saisissait devant les femmes sans tête, détachées, meurtries, sans esprit, il rentrait alors chez lui à la rencontre des bras de Rose, il se consolait en s’enveloppant de sa servitude comme d’une doudou, une couverture posée sur sa journée, et sur sa honte. 14 »
Critique de l’aliénation féminine et de la réduction de la femme à sa dimension sexuelle, À ciel ouvert explore aussi les tréfonds de l’inconscient et met en parallèle l’imagerie de la chirurgie esthétique et celle de la boucherie. L’aliénation de la femme va de pair avec une réification du corps ; alors que dans notre société occidentale le corps nous est présenté comme sacralisé, idéalisé, Nelly Arcan affirme qu’il est en fait réduit à sa dimension la plus prosaïque. À ciel ouvert va au-delà de la mise à nu qui caractérisait les deux premiers livres de l’auteure : il entre dans les tissus…
9 Marie-Pascale Huglo, « D’aplomb », Contre-jour, no 14, 2007, p. 143-146.
10 Nelly Arcan, À ciel ouvert, p. 57-60.
11 Nelly Arcan, À ciel ouvert, p. 107.
12 Nelly Arcan, À ciel ouvert, p. 109.
13 Nelly Arcan, À ciel ouvert, p. 112.
14 Nelly Arcan, À ciel ouvert, p. 113.